Revue de presse

Revue de presse

« Cohabitant·e » : Fissure du contrat social

La Sécurité sociale, notre bonne vieille « Sécu », est reconnue comme une des meilleures protections au monde. Elle nécessite d’être renforcée encore et encore, tant elle est imparfaite, c’est vrai. Elle nécessite d’être défendue comme jamais, tant certains veulent la démanteler. Rien n’est plus vrai. Pourtant, chacune de ses évolutions, si lentes soient elles, résulte de la mise en œuvre d’un concept simple : la solidarité.

Il faut dire qu’au 19e siècle, la Belgique accusait du retard en la matière, alors que son activité industrielle était florissante : textile, charbon, sidérurgie, etc., autant de secteurs où la Belgique se classait dans le top mondial de production. C’est notamment grâce aux révoltes ouvrières et en s’inspirant du modèle allemand que les premières lois de protection du travail ont vu le jour, comme par exemple la loi de 1903 qui protège les ouvriers des accidents de travail. Cette étape dans ce qui préfigure notre Sécu est plus fondamentalement une manière de mettre en œuvre le contrat social, c’est-à-dire cet accord tacite entre tous les citoyens, qui donne naissance à une société, et qui distribue droits et devoirs aux gouvernés et gouvernants. Il en sera de même en ce qui concerne l’assurance vieillesse, l’assurance pension obligatoire, l’indemnisation des maladies professionnelles, les allocations familiales ou encore les congés payés. C’est l’idée que chaque personne participe à l’intérêt collectif, respecte l’autorité de l’État, pour autant que celui-ci la protège. In fine, c’est un consentement mutuel entre l’État et l’individu, afin que l’un et l’autre puissent vivre ensemble. Mais si le contrat vient à se rompre d’un côté comme de l’autre, naît une forme de déséquilibre, et c’est tout l’édifice social qui s’effrite.

Le statut de cohabitant

En Belgique, le statut de cohabitant fait partie intégrante de la Sécurité sociale. Il constitue l’un des trois statuts possibles pour le versement des allocations sociales. Les deux autres statuts, bien plus avantageux, sont « cohabitant avec charges de famille » et « isolé ». En d’autres termes, en fonction des personnes avec lesquelles vous vivez ou ne vivez pas, le revenu de vos allocations sociales fluctue : « Dis-moi avec qui tu vis et je te dirai ce dont tu as besoin ». Pour illustrer, prenons l’exemple d’une personne qui ne dispose d’aucune ressource pour vivre et qui peut donc prétendre au revenu d’intégration social (RIS). En couple avec un enfant, cette personne touchera 1.707 euros. Seule, elle touchera 1.263 euros. Enfin, si elle vit avec une personne, mais sans enfant, donc si elle est « cohabitante », elle touchera 842 euros. 842 euros… Loyer, chauffage, nourriture. On a beau faire le calcul dans tous les sens. Tout ne rentre pas dedans. Même si l’on habite à deux.

Le statut de cohabitant vient de l’idée biaisée que l’on dépense deux fois moins en vivant à deux. Par ailleurs, il est totalement figé dans le temps puisqu’il oublie toutes les nouvelles formes de famille ou d’habitat. Quels que soient les chiffres, il faut également apporter une lecture genrée à cette problématique, née d’une vision archaïque et patriarcale du couple. « Au sein du couple, la charge des enfants et du ménage reste une histoire de femmes, ce qui les encourage ou les oblige à rester à la maison ou au moins, à diminuer leur temps de travail. Et lorsqu’elles travaillent, elles sont employées majoritairement dans des secteurs où elles n’ont pas d’autres choix que de travailler à temps-partiel (secteur du nettoyage, des soins de santé, de la vente, de la petite enfance, etc.) et où les contrats sont précaires (bas salaire, contrat de courte durée, horaires flexibles, etc.) »

Du contrat social

Mais surtout, ce statut va à l’encontre d’un État de droit. Il repose en effet sur un flou juridique qui supprime un droit fondamental : celui de l’accès à la Sécurité sociale en tant qu’individu, avec ses droits propres. En effet, par défaut, lorsque vous vivez par exemple en colocation, vous êtes de facto considéré comme étant « cohabitant ». Ce n’est qu’en prouvant que vous ne retirez aucun avantage économique de la cohabitation que vous pouvez alors prétendre au statut d’isolé. Les contrôles sont non seulement invasifs (par exemple en vérifiant le nombre de tubes de dentifrice) mais également dépourvus de sens (par exemple… en vérifiant le nombre de de tubes de dentifrice). Pour Sarah de Liamchine, codirectrice de Présence et Actions culturelle (PAC), « l’instauration de ce statut et la contrainte de vérifier son existence ou non chez les bénéficiaires d’allocations ou de revenus de remplacement permet à l’État, ou à des services administratifs agissant pour lui, de réduire un droit fondamental des citoyen.nes, celui du respect de la vie privée. » Car c’est aussi l’intention de l’État qui est pointée du doigt, tant elle stigmatise et délite la cohésion sociale : « Dans une société où la tentation est forte d’opposer les personnes et de chercher des coupables, ce déni de droit participe certainement à la stigmatisation des allocataires sociaux. Qui dit contrôle dit fraude potentielle, qui dit fraude dit fraudeur.euse. Quel message ces visites domiciliaires envoient-elles aux citoyen.nes contrôlé.es ? Et plus largement, quel message ces visites envoient-elle au reste de la population et avec quelles conséquences en matière de cohésion sociale ? »

Tous ces éléments, au-delà de l’impact sur le quotidien des personnes bénéficiaires, participent en réalité à la rupture du contrat social. La personne est niée en tant qu’individu, avec ses droits propres. Elle est de facto placée dans un sous-régime de droits sociaux et est donc diminuée dans sa nature de citoyen. Le contrat social initial, celui qui maintient le subtil équilibre entre droits et devoirs, celui qui invite le citoyen à respecter l’État si celui-ci le protège, ce contrat initial se fissure. Dès ce moment, la tentation de se détourner de la société et d’aller chercher des réponses ailleurs est réelle.

Glissement

Le lien entre le vote pour les extrêmes et les classes socio-économiques est éminemment complexe. Le Centre d’Action Laïque et sa régionale du Brabant wallon ont d’ailleurs travaillé sur cette thématique durant la campagne d’éducation permanente 2023, liée à la lutte contre les extrémismes. Cette corrélation sera certainement davantage documentée dans les années à venir vu la progression constante de l’extrême droite, notamment en Europe. Mais dans leur nouvel essai Une histoire du conflit politique (Seuil), Thomas Picketty et Julia Cagé ont analysé en profondeur le vote français depuis 1789. Leur constat est sans appel : si le vote populaire des villages et des bourgs a basculé en partie sur le Rassemblement National, ce n’est pas tant sur la question identitaire. Toutes leurs données suggèrent que ce n’est pas principalement un vote anti-immigrés, mais un vote d’abandon socio-économique.

Ainsi, toute entorse au contrat social censé protéger les citoyens devient un risque démocratique, car chacun de ces coups de canif alimente cet « abandon socio-économique » et cette tentation d’aller chercher des réponses ailleurs, là où les ennemis sont clairement désignés. Les sondages qui se suivent démontrent tous que le premier parti politique en Belgique est virtuellement le Vlaams Belang. Une récente étude du Conseil européen pour les relations internationales(ECFR) prédit quant à elle la nette progression des deux groupes situés à l’extrême droite de l’échiquier politique : le groupe des Conservateurs et Réformistes européens (ECR) et Identité et Démocratie (ID). Cette étude se base en particulier sur le fait que dans neuf États membres, l’extrême droite arrive en tête des sondages : Autriche, Belgique, Tchéquie, France, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Pologne et Slovaquie.

Le statut de cohabitant n’est donc plus seulement inapproprié et obsolète. Dénoncé depuis plus de 40 ans par la société civile, il participe à l’effritement de notre édifice social et donc à la méfiance générale envers notre État de droit. Le statut de cohabitant concerne près de 300.000 personnes en Belgique. Les montants reçus sont bien inférieurs à ceux des isolés et bien inférieurs au seuil de pauvreté. Il est donc temps de mettre fin à ce statut. Pour le Centre d’Action Laïque, le droit à un niveau de vie digne constitue un préalable indispensable à l’exercice d’autres droits fondamentaux. La justice sociale et la dignité humaine sont des conditions de l’émancipation et donc d’un projet de société attaché au progrès social. Et c’est quand les droits vitaux des personnes ne sont plus respectés que la tentation devient grande de se tourner vers les extrêmes. En d’autres termes, la question de la solidarité et de l’émancipation des individus est indubitablement liée à celle de la démocratie.

Un dernier chiffre : deux millions de Belges, soit près de 20 % de la population, courent actuellement un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. La lutte contre la pauvreté doit donc réunir tous nos efforts, notamment par l’individualisation des droits sociaux. Cette priorité doit nous permettre de refaire société ensemble, à travers la promotion des valeurs de solidarité, de liberté et d’émancipation. Cela demeure une question de respect de la dignité de chacune et chacun. Mais cela représente désormais aussi un enjeu démocratique incontournable.