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Analyses

La fin du statut de cohabitant·e ou la nécessité de passer le flambeau

Article paru le 08/06/2022 — Magazine Agir par la Culture (PAC)

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Dans la fou­lée des mani­fes­ta­tions du 8 mars, Jour­née inter­na­tio­nale de lutte pour les droits des femmes, Pré­sence et Action Cultu­relles et le Mou­ve­ment Ouvrier Chré­tien ont orga­ni­sé un webi­naire abor­dant les 40 ans de com­bats fémi­nistes et syn­di­caux visant à récla­mer la fin du sta­tut de cohabitant·e. Cette ren­contre amorce une cam­pagne por­tée par les deux prin­ci­paux mou­ve­ments d’éducation popu­laire récla­mant la fin du sta­tut de coha­bi­tant. Une reven­di­ca­tion de longue haleine, encore loin d’être obte­nue, mais dont les rem­parts com­mencent enfin à se lézarder.

C’est une mesure qui a été prise au début des années 80 par les hommes, pour les hommes, afin de résoudre alors des pro­blèmes de bud­get. Ils ne consi­dé­raient pas les femmes comme de vraies tra­vailleuses. Cer­taines prises de posi­tion poli­tiques de l’époque étaient juste dingues, ils voyaient cela comme de l’argent de poche pour aller chez le coif­feur. Ou en d’autres mots : le reve­nu “rouge à lèvre” », explique Gaëlle Demez, res­pon­sable natio­nale des Femmes CSC. « La décen­nie pré­cé­dente avait vu explo­ser le nombre de chô­meurs et de chô­meuses, avec une repré­sen­ta­tion beau­coup plus impor­tante de femmes. C’est une mesure qui pau­pé­rise la popu­la­tion, mais encore plus les femmes. C’est aus­si une forme de sanc­tion, qui vient se mêler aux choix de vie des un·es et des autres. », pour­suit Dali­la Lara­bi, membre du Bureau des Femmes FGTB et conseillère genre à la FGTB fédérale.

L’instauration du sta­tut de cohabitant·e n’est qu’une étape de plus dans la mise à l’écart des femmes du tra­vail sala­rié et de la pro­tec­tion sociale. En effet, dans les années 1920, des femmes dont le mari tra­vaillait ont été exclues des caisses de chô­mage. Idem pour celles dont le mari per­ce­vait de l’argent du Fonds Natio­nal de Crise, créé à l’époque afin de faire face à la crise éco­no­mique de 29. Puis, dans le cou­rant des années 1930, les femmes se sont vues de moins en moins embau­chées dans les admi­nis­tra­tions. « Ensuite, en 1944, quand la Sécu­ri­té sociale est créée, on y impose un modèle fami­lia­riste et patriar­cal : l’homme incarne très sou­vent le rôle du “chef de famille” et on accorde des droits déri­vés pour les enfants et les épouses, considéré·es alors comme à la charge des époux. Fina­le­ment, en 1981, quand arrive ce sta­tut de cohabitant·e, c’est une énième chasse aux femmes qui s’opère. Sauf que le contexte a évo­lué, et là, ça ne va plus pas­ser », raconte Soi­zic Dubot, coor­di­na­trice de Vie Féminine.

Un Comité de liaison

Des orga­ni­sa­tions de femmes s’organisent alors dès l’annonce de l’introduction de la mesure et une délé­ga­tion est reçue au Palais d’Egmont. « Cela n’a certes pas eu l’impact de faire chan­ger le cours de choses, mais des femmes d’organisations fémi­nistes, des syn­di­cats ain­si que du monde poli­tique ont for­mé un comi­té de liai­son. Elles ont démar­ré un véri­table tra­vail de lob­bying », explique Soi­zic Dubot. « Mais aus­si un moteur juri­dique ! », com­plète Eleo­nore Stult­jens, char­gée d’études aux Femmes Pré­voyantes Socia­listes. « Ce qui a par­ti­ci­pé à l’indignation de ces mou­ve­ments, c’est aus­si le fait que le sta­tut des chefs de famille était auto­ma­ti­que­ment octroyé aux hommes. Les femmes, quant à elles, devaient appor­ter la preuve de leurs charges de famille. Le comi­té a été un moteur et la lutte du ter­rain a fina­le­ment payé : en 1986, cette dif­fé­rence d’accès [au sta­tut de chef de famille] a été sup­pri­mée ».

On le voit, la sup­pres­sion du sta­tut de cohabitant·e n’est pas une reven­di­ca­tion qui date d’hier. Elle néces­site tou­jours d’être por­tée à bouts de bras, au quo­ti­dien. « On a l’impression de s’époumoner depuis 40 ans. On doit sans cesse se for­mer et se refor­mer sur la ques­tion, tou­jours plus com­plexe, et veiller à se pas­ser le flam­beau, de géné­ra­tion en géné­ra­tion », explique Gaëlle Demez. Dali­la Lara­bi pré­cise éga­le­ment qu’« à l’époque, on était dans un sys­tème encore plus patriar­cal qu’aujourd’hui. Les inter­lo­cu­teurs sociaux et le monde poli­tique étaient de loin majo­ri­tai­re­ment des hommes. Aujourd’hui, une mesure comme ça, ça ne pas­se­rait plus. »

Des leviers d’action

Même si la mesure est aujourd’hui com­mu­né­ment recon­nue comme injuste, sexiste et stig­ma­ti­sante, ce n’est pas pour autant qu’elle est aban­don­née. La rai­son bud­gé­taire est très rapi­de­ment invo­quée. En effet, en 2012, la Cour des comptes esti­mait déjà que sa sup­pres­sion dans les reve­nus de rem­pla­ce­ment engen­dre­rait un coût entre 7 et 10 mil­liards. Mais ce chiffre, bien qu’impressionnant, pour­rait néan­moins être nuan­cé. Comme l’explique Gaëlle Demez, « Cela fait des années qu’on demande de chif­frer le coût engen­dré par les contrôles chez les gens, pour véri­fier s’ils ou elles sont bien isolé·es et non cohabitant.es. Évi­dem­ment, si on sup­prime le sta­tut de cohabitant·e, on sou­haite aus­si que tout le monde soit ali­gné sur le sta­tut de per­sonne iso­lée. À par­tir de là, on pour­ra vrai­ment se rendre compte du bud­get néces­saire… »

La ques­tion finan­cière va de pair avec une prise de conscience obli­ga­toire : le mode de fonc­tion­ne­ment de la socié­té a évo­lué et de plus en plus de monde est vic­time un jour ou l’autre de ce sta­tut. Les loge­ments inter­gé­né­ra­tion­nels se mul­ti­plient et les col­lo­ca­tions sont crois­santes. « Des per­sonnes qui béné­fi­cient d’allocations ne vont pas pou­voir accueillir chez elle une per­sonne plus âgée, au risque de voir leurs reve­nus dras­ti­que­ment dimi­nuer. Quand on voit aujourd’hui le prix des mai­sons de repos, c’est une atteinte grave à la soli­da­ri­té, c’est un non-sens ! », estime Dali­la Lara­bi. Les rangs fémi­nistes et syn­di­caux se voient donc de plus en plus ren­for­cés par des asso­cia­tions et des orga­ni­sa­tions, dont les membres ou les publics se voient à leur tour impac­tés par ce statut.

Gaëlle Demez invoque aus­si le ruis­sè­le­ment que la sup­pres­sion de la mesure pour­rait engen­drer. « Les dis­cours de droite parlent sans cesse de l’impact que pour­rait avoir une dimi­nu­tion des coti­sa­tions patro­nales… on pour­rait en dire de même ici : l’argent que les gens auraient en plus serait tout de suite réin­jec­té dans l’é­co­no­mie réelle. Et puis, sans oublier que main­te­nir les gens dans la pau­vre­té, ça a aus­si un coût en matière de sécu­ri­té sociale. Plus on coupe les vivres aux gens, moins ils savent retrou­ver du bou­lot ».

Un retour vers plus de solidarité

Et si on se pre­nait à ima­gi­ner une socié­té sans sta­tut de cohabitant·e ? « C’est poten­tiel­le­ment le quo­ti­dien de pas mal de per­sonnes qui pour­rait chan­ger. On compte en effet 215.000 per­sonnes au chô­mage et 270.000 per­sonnes en inva­li­di­té… », indique Eleo­nore Stul­jens. Cela repré­sen­te­rait donc non seule­ment une res­pi­ra­tion finan­cière pour des mil­liers de per­sonnes, mais éga­le­ment un poids men­tal en moins : évi­ter la peur d’être contrôlé·e, sus­pendre la pos­si­bi­li­té d’être dénoncé·e, rega­gner de l’estime de soi, rebâ­tir un réseau social, ne plus devoir pas­ser néces­sai­re­ment par du tra­vail non décla­ré afin de joindre les deux bouts. Tous ces élé­ments-là per­met­traient cer­tai­ne­ment une vie plus digne pour beau­coup de citoyen·nes.

« On pour­rait ima­gi­ner aus­si voir dis­pa­raitre tous ces loge­ments fic­tifs, où des gens peuvent payer un prix fou, tout cela pour avoir une son­nette et une boite aux lettres dans un bâti­ment déla­bré », com­plète Dali­la Lara­bi. Soi­zic Dubot, quant à elle, pointe un regain de soli­da­ri­té qu’entrainerait la sup­pres­sion du sta­tut : « on retrou­ve­rait davan­tage d’égalité au sein du couple et cela per­met­trait aux membres d’une même famille de mieux pou­voir s’entraider, sans devoir se sou­cier de cer­taines retom­bées finan­cières néga­tives ». Gaëlle Demez abonde dans le même sens, en rap­pe­lant qu’en Bel­gique, « nous avons toutes et tous la moi­tié de notre salaire qui part à la soli­da­ri­té. C’est un choix col­lec­tif vrai­ment fort, qui nous semble natu­rel et évident, mais c’est loin d’être le cas dans tous les pays. C’est un bien com­mun à pré­ser­ver et il ne fau­drait pas que la popu­la­tion perde sa confiance dans la sécu­ri­té sociale ».

Une vigilance nécessaire

L’actualité montre que le sta­tut de cohabitant·e se voit de plus en plus fra­gi­li­sé. Récem­ment, ce que les asso­cia­tions dénon­çaient comme le prix de l’amour a été sup­pri­mé pour les per­sonnes por­teuses de han­di­caps pour qui la vie en couple n’est plus un motif de dimi­nu­tion de leur allo­ca­tion. Il en va de même pour les per­sonnes vic­times des inon­da­tions, lors de l’été 2021 : autant les per­sonnes sinis­trées qui doivent être héber­gées que les per­sonnes accueillantes ne seront pas péna­li­sées au niveau du mon­tant de leurs allo­ca­tions sociales. Cer­taines com­munes de Bel­gique ont pris une mesure simi­laire pour celles et ceux qui ont récem­ment accueilli des per­sonnes fuyant la guerre en Ukraine. Mais sou­li­gnons aus­si que toutes ces avan­cées sont le fruit d’âpres négo­cia­tions por­tées par les asso­cia­tions et collectifs.

Des avan­cées existent et l’actuel accord de gou­ver­ne­ment le men­tionne, même s’il reste pour le moins flou à ce sujet : « Il sera exa­mi­né si la régle­men­ta­tion sociale et fis­cale est encore adap­tée aux formes actuelles de vie com­mune (dont les nou­velles formes de coha­bi­ta­tion et soli­da­ri­té comme l’habitat inter­gé­né­ra­tion­nel), et/ou de soins et aux choix de chacun. »

Le bout du tun­nel n’est pas encore pour demain. Et, comme insiste Soi­zic Dubot, il est plus que jamais néces­saire de faire preuve de vigi­lance afin d’éviter des dis­tinc­tions : « Il faut à tout prix évi­ter qu’on en vienne à se dire qu’il y de bon·nes cohabitant·es – cel­leux qui cherchent à coha­bi­ter ensemble pour des rai­sons morales ou inter­gé­né­ra­tion­nelles – et des mauvais·es cohabitant·es qui seraient soi-disant des fraudeur·euses car iels cherchent juste à avoir un peu plus de reve­nus pour sur­vivre. C’est tout ou rien. Nous devons toutes et tous orien­ter nos choix en fonc­tion de la même bous­sole ».

L’intégralité de la rencontre est disponible en format podcast, dans la collection hors-série de Les Jours Heureux

Quelques chiffres

  • 1980 : le statut de cohabitant est introduit dans le calcul des indemnités de chômage (puis, dès 1991, dans le calcul des indemnités de maladie-invalidité).
  • Au 1er mai 2022, le revenu d’intégration sociale s’élevait à :
    • 1 507,77 €/mois pour une personne vivant avec leur famille à charge ;
    • 1 115,67 €/mois pour une personne isolée ;
    • 743,78 €/mois pour une personne cohabitant·e.
  • En 1980, 90 % des personnes sous le statut de cohabitant·e étaient des femmes. Aujourd’hui, il y a une quasi-parité entre les femmes et les hommes.

Une définition du statut de cohabitant

Du fait que deux personnes cohabitent, si une des deux personnes (ou les deux) reçoit des allocations sociales ou de suppléments, d’allocations de remplacement, de correctifs ou d’avantages sociaux, cette personne percevra alors un montant plus faible que si elle était restée isolée.