Revue de presse

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« Il faut supprimer le statut cohabitant·e » : quels arguments derrière cette revendication sociale ?

Article paru le 17 octobre 2022

« On veut des investissements pour une sortie durable de la pauvreté, et plus des solutions sparadrap, plus des couvertures de survie », dixit Christine Mahy, elle-même enroulée dans une couverture de survie symbolique. La secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté se saisit de cette journée de mobilisation du 17 octobre, Journée mondiale du refus de la misère, pour porter haut l’une des revendications centrales du RWLP : la suppression du « statut cohabitant » : « c’est-à-dire arrêter de voler dans la poche de ceux qui ont les revenus les plus bas un morceau de leur rémunération tout simplement parce qu’ils émargent à la sécurité sociale ou au CPAS », précise-t-elle (JT de 13h).

Quelle qu’en soit la formulation, cette revendication de « suppression du statut cohabitant », on la retrouve aujourd’hui plus que jamais chez un grand nombre d’associations qui luttent contre la pauvreté, mais aussi par exemple à la Ligue des familles, à la Ligue des droits humains ou encore dans les Fédérations de CPAS ou à la Fédération des Services Sociaux, sans oublier le mouvement féministe.

Alors de quoi parle-t-on exactement et pourquoi la suppression de ce statut cohabitant est à ce point centrale aux yeux de ses détracteurs ? Il est question de pauvreté mais aussi de vie privée, de solidarité, d’égalité hommes-femmes, de complexité administrative ou encore d’égalité de traitement. On fait le point.

« Cohabitant », une économie pour la Sécurité sociale

Quand on parle de statut cohabitant, on parle – grosso modo – de la baisse d’une allocation sociale pour ceux qui vivent sous le même toit que d’autres personnes. Ce principe, on le retrouve (parfois sous d’autres termes) pour le chômage, la mutuelle, le revenu d’intégration sociale, la garantie de ressources aux personnes âgées (GRAPA), certaines allocations familiales majorées,…

« Ça vient de l’idée que lorsque l’on vit à plusieurs et que l’on a une certaine proximité, on fait des économies d’échelle », explique Daniel Dumont, professeur en Droit social à l’ULB, spécialiste de la Sécurité sociale. « Ce concept a fait son apparition au milieu des années 70 quand on a créé le minimex, ancêtre du revenu d’intégration. Ensuite il a essaimé dans les autres branches de la sécurité sociale – assurance chômage, incapacité de travail – au début des années 80. C’était une opération d’économie : c’était le choc de la désindustrialisation ; la Belgique était en crise. On décide alors de faire des économies dans les dépenses de la Sécurité sociale. Et on distingue ceux qui sont cohabitants et non cohabitants en réduisant le montant dévolu aux cohabitants. On voit la personne comme membre d’un ménage, qui a un entourage familial et privé, et on considère que ça doit impacter le montant de l’allocation. »

Ce qui entraîne, poursuit-il, des questions sur le principe (est-il opportun ou pas de moduler le montant des allocations selon ces critères) et sur le côté pratique (comment fait-on concrètement pour décider qui bénéficie d’un montant isolé ou pas). Ces deux aspects ressortent des critiques et débats qui entourent – depuis des années – le statut cohabitant.

Au cas par cas

Le fait de partager un toit n’implique pas dans tous les cas une perte d’allocations. C’est plus subtil, voire complexe. Chaque institution a sa propre définition. Si l’on se concentre sur le chômage et le revenu d’intégration sociale, il y a une définition partagée : il s’agit de « vivre sous le même toit » et de « régler principalement en commun les questions ménagères ». Cette définition peut elle-même être interprétée de diverses façons : que veut dire « principalement »? Au-delà de situations très claires de ménages correspondant à des couples qui partagent leurs revenus, leurs dépenses et des tâches domestiques, il y a aujourd’hui une diversité dans les façons d’habiter, notamment via la colocation, qui implique une difficulté en termes d’application de la définition.

« C’est toujours au cas par cas. C’est difficile de répondre anticipativement à une personne qui va vivre avec une autre personne ou d’autres personnes, est-ce que oui ou non vous allez être cohabitantes ? », souligne Daniel Dumont.

En pratique, c’est donc après coup que certaines personnes découvrent qu’elles perdent plusieurs centaines d’euros d’allocations. Et qu’elles peuvent décider le cas échéant de contester l’interprétation qui a été retenue par exemple par l’Onem ou le CPAS concerné – sachant que la marge d’appréciation laissée à l’institution (et aux agents impliqués) peut jouer en faveur ou en défaveur du bénéficiaire, de façon non prévisible.

Recours ultime en cas de désaccord : le tribunal du Travail. Depuis 2017, la jurisprudence y a beaucoup évolué, en particulier après deux arrêts rendus par la Cour de cassation, qui ont clarifié en partie la façon dont on pouvait interpréter la définition réglementaire. Arrêts qui ont également fait évoluer le regard et les pratiques de l’Onem et des CPAS, pour parler de façon générale.

« C’est à double tranchant », commente à ce sujet Daniel Dumont. « Ces arrêts très importants ont eu pour effet de resserrer la catégorie cohabitant : on est un peu moins facilement considéré comme ‘cohabitant’ aujourd’hui qu’hier. On est plus souvent considéré comme un ‘isolé’, au sens juridique [ndlr : avec un meilleur montant d’allocations]. Mais revers de la médaille : ça devient plus compliqué de vérifier ce qu’il en est et d’établir, sans intrusion très significative dans la vie privée, si on est plutôt cohabitant ou non. »

Par ailleurs les arrêts de la Cour de cassation n’ont pas le pouvoir d’harmoniser la diversité des réglementations et définitions. A côté de celles utilisées dans le cas du chômage et du RIS, on en trouve d’autres, ce qui rend les arcanes administratifs d’autant plus complexes pour les bénéficiaires, parfois amenés à passer d’une règle à l’autre, en fonction des aléas de la vie qui entraînent des périodes avec ou sans emploi pour des raisons différentes.

On peut noter que pour la GRAPA (garantie de revenus aux personnes âgées), par exemple, c’est l’inscription au registre national qui compte. Inscription qui dépend de critères déterminés par le SPF Intérieur de façon indépendante par rapport à la législation sociale (ce qui signifie concrètement des approches du « ménage » et de la « cohabitation » qui peuvent diverger). En pratique, pour la GRAPA, les critères retenus sont de facto plus sévères et mèneront à une perte de revenus là où il n’y en aurait pas forcément pour un bénéficiaire d’une autre allocation. Voilà qui n’aide pas le développement de formules solidaires d’habitat intergénérationnel.

Un obstacle pour les choix de vie

Ce statut cohabitant est complexe, au point de créer une forme d’insécurité juridique voire une inégalité de traitement des citoyens devant la loi, comme expliqué dans le reportage pour Transversales. Il implique d’aller creuser parfois loin dans la vie privée des personnes concernées, dans une proportion qui peut poser question au regard de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Mais ces critiques sont loin d’être les seules. Pour les associations qui réclament sa suppression, il faut aussi citer l’impact plus important sur les femmes (même si l’écart avec les hommes s’est réduit en ce qui concerne les allocations de chômage) ainsi que l’impact sur le choix de vie des personnes.

Parmi les témoins que nous avons rencontrées, certaines nous ont en effet expliqué qu’elles renonçaient à tenter des expériences de colocation par crainte d’être considérées comme cohabitantes alors qu’elles ne pouvaient pas financièrement se le permettre, la mutualisation de certaines dépenses (le loyer en particulier) ne permettant pas de compenser la perte potentielle de revenu. Le flou et le manque de prévisibilité constituent des freins en tant que tels.

Et les couples ?

Cela va parfois plus loin, en amenant certains couples à renoncer à la vie à deux. Ou encore à opter pour une fausse domiciliation.

C’est le cas de Cécile (prénom d’emprunt). Cette jeune femme a rencontré son compagnon il y a quelques années. Lui était déjà papa d’un premier enfant et ils en ont eu un second ensemble, encore bébé. Aujourd’hui, Cécile est au chômage. Si elle emménage officiellement avec le père de son enfant, elle sera considérée comme « cohabitante » et ne touchera plus que 600 euros selon ses estimations. Impossible à envisager pour elle. Car non seulement cela serait beaucoup plus difficile financièrement pour toute la famille mais en plus, cela la rendrait de facto financièrement dépendante de son compagnon. « C’est difficile en tant que femme de se dire qu’on vit aux dépens de son compagnon », explique-t-elle.

« Si on doit faire une sortie, m’acheter un vêtement, je vais me dire que ce n’est pas mon argent et je ne le ferai pas. J’aurais cette sensation d’être bloquée à la maison parce que c’est lui qui ramène l’argent et moi je serais femme au foyer, mais pas par choix. Si j’étais domiciliée ici, je me dirais davantage que je n’ai rien à dire puisque je ne ramène pas d’argent, tandis qu’ici je ne lui dois rien et il ne me doit rien, je participe à tous les frais »,poursuit-elle.

La situation actuelle n’est pas confortable pour autant : « Ça me génère beaucoup de stress au quotidien. Le soir, en hiver, je n’ose pas aller près de la fenêtre au cas où l’agent de quartier passe. Pareil quand je retire les courses de la voiture ou que je me promène avec mon fils. Je me sens épiée. J’ai cette impression de devoir me cacher. »

Elle se retrouve dans un dilemme car séparer son enfant de son père au quotidien, en vivant séparément par manque de revenus ne lui semble pas une option. Elle n’exclut pas d’officialiser leur vie commune mais ce serait alors à son détriment financièrement : « Je vais puiser sur mon compte épargne, et si ça devait se finir entre nous, moi je n’aurais plus de back-up. Et c’est comme ça, à mon avis, que des femmes se retrouvent dans des situations dont elles ne peuvent plus se sortir, y compris dans des situations de violence, sans pouvoir envisager de partir du jour au lendemain car sans aucune économie ».

Ce cap-là, dit-elle, elle le passerait bien plus facilement si le montant de ses allocations de chômage était diminué dans une moindre proportion.

Cette situation peut être qualifiée de fraude sociale et peut entraîner des poursuites – Cécile en est consciente. Aujourd’hui, même si les définitions de ce qui relève de la cohabitation ou pas sont diverses, une vie de famille telle que celle-là n’a aucune chance d’être qualifiée de colocation. Pour les associations et les acteurs de terrain qui militent pour la suppression du statut cohabitant, il s’agit pourtant bien d’inclure aussi ce type d’exemples. On parle bien d’une suppression structurelle, d’un changement pratiquement philosophique pour la Sécurité sociale, pour l’adapter à la société d’aujourd’hui.

Pour Nicolas Bernard, professeur de droit social à l’Université Saint-Louis, spécialiste en questions de logement, « la Sécurité sociale n’a jamais pris en compte le collectif : c’est une figure, un mode d’habitat qui était embryonnaire à l’époque et qui a pris un essor conséquent aujourd’hui. La Sécurité sociale part du principe que si on vit à plusieurs, c’est parce qu’on est un ménage, un couple. » Et pas n’importe quel couple : « C’est une vision archaïque et genrée d’un couple hétérosexuel où l’un des deux gagne moins. Il faudrait un changement de mentalité, de représentation sociologique de ce qu’est encore un couple en 2022. C’est peut-être le plus dur. Ensuite une loi nouvelle pourrait en découler. Il y a d’abord ce travail à faire sur les perceptions. »

Au-delà de l’évolution du rôle joué par les femmes dans la société, la Ligue des familles de son côté souligne à quel point les familles ont évolué (en termes de recompositions, de ménages monoparentaux, etc) et à quel point ce statut ne correspond plus à la mobilité familiale actuelle. La Fédération wallonne des CPAS estime pour sa part que supprimer ce statut permettrait une simplification et un allègement considérable du travail administratif en évitant d’appauvrir des familles qui du coup ont besoin d’autres aides sociales pour faire face à leurs difficultés et reviennent donc quand même au CPAS, sans même parler du poids des contrôles de terrain.

Pour ces acteurs de terrain, comme pour les autres, la crise actuelle des prix de l’énergie ne fait que renforcer cette nécessité de mettre le statut cohabitant au centre d’une réflexion générale en lien avec des enjeux globaux.

La crise de l’énergie, un argument supplémentaire ?

Pour Christine Mahy, la secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, il s’agit aujourd’hui de lever un frein important à toutes les formes de solidarité – « entre générations, dans la même famille, entre amis, entre personnes de la même rue ou pas… » – dans un contexte où elles sont indispensables. Les prix de l’énergie accentuent le besoin d’entraide, y compris en partageant des logements – solution qui n’est donc pas aujourd’hui accessible de la même façon selon qu’on ait un revenu du travail ou pas, de façon provisoire ou à plus long terme.

« Ça a un impact sur les enjeux de société de demain », situe-t-elle. « On sait qu’on doit habiter autrement demain, plus petit, plus solidaire, on sait qu’on doit assumer la question du vieillissement où il faudra créer davantage d’interrelations entre les générations dans la manière d’habiter, d’exister, on sait que pour le climat c’est nécessaire d’être plus parcimonieux à tous points de vue – en termes d’énergie etc – et donc supprimer ce statut, ça ouvre des perspectives très importantes en termes de logement partagé, solidaire, etc ». Le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté vient de publier un argumentaire en 20 points pour appuyer ce propos.

La crise actuelle pourrait contribuer à porter ce thème auprès du monde politique. Mais elle entraîne aussi des coûts immédiats importants et une gestion des urgences qui peuvent mettre cette discussion à l’arrière-plan d’autres mesures jugées prioritaires.

Il faut noter que ce monde politique n’est pas insensible aux problèmes soulevés par les différents interlocuteurs interrogés dans cet article et dans l’émission Transversales. Des politiques publiques sont d’ailleurs menées -au niveau régional ou local- qui encouragent les nouvelles façon d’habiter et pour lesquelles le manque d’articulation avec le niveau fédéral est un frein.

Au sein des partis, des réflexions sont en cours autour de l’individualisation des droits ou de l’instauration d’une forme de revenu universel, dans des périmètres et selon des modalités qui diffèrent fortement en fonction des courants philosophiques. Mais il faut préciser que l’accord de majorité au fédéral n’évoque pas cette question, ce qui réduit de toute façon la marge de manœuvre possible dans l’immédiat, même si certaines évolutions ou exceptions ont été adoptées récemment, notamment dans le contexte de crises (réfugiés ukrainiens, inondations, chômage temporaire covid…). La question du coût d’une telle réforme est centrale et demanderait certainement une étude actualisée approfondie (la dernière estimation remontant à dix ans) pour pouvoir être évaluée de façon pertinente – étude qui n’est actuellement pas prévue.

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